Vedette compagnie Les Abeilles - Vedette de port

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rade de Brest

Il fait un temps de canicule sur Brest ce mercredi 23 juillet 1947 quand l’Océan Liberty, un cargo norvégien de type liberty-ship vient s’amarrer dans le cinquième bassin du port de commerce.

La ville de Brest va entamer son deuxième été d’après-guerre, les séquelles du long conflit qui a détruit la ville n’ont pas encore disparues, la reconstruction est à peine entamée, il reste encore beaucoup à faire mais la vie a repris. L’activité repart aussi, témoin les nombreux cargos qui entrent ou sortent de Brest tous les jours. L’Océan Liberty est arrivé, en provenance des Etats-Unis avec un chargement hétéroclite d’acier, de produits manufacturés, de bidons de carburant qui encombrent le pont, et surtout de 3000 tonnes de nitrate d’ammonium, produit potentiellement dangereux, dans ses cales. Une grève à Anvers, 1er port qu’il devait toucher en Europe, a dérouté le cargo sur Brest, où il aurait dû faire escale en fin de périple, et allégé de la cargaison de nitrate d’ammonium prévue d’être livrée au Havre et à Boulogne. Le 27 juillet en soirée le déchargement commence, il se poursuit le lundi 28, et, jusqu’à midi tout se passe normalement. A midi, le pointeur Léon Blois remarque une fumée qui sort de la cale 3, où est stocké le nitrate. L’alerte est aussitôt donnée car tous les personnels présents connaissent la dangerosité du nitrate d’ammonium, certaines personnes sont aussi au courant du drame de Texas City quelques mois plus tôt. Le Grandcamp cargo français, chargé lui aussi de nitrate d’ammonium, avait explosé suite à un incendie dans le port de Texas City, provoquant une énorme catastrophe.

Les autorités présentes sur place décident alors de déhaler l’Océan liberty au milieu de la rade, de crainte de voir l’incendie se généraliser, ce qu’il a déjà commencé à faire, et communiquer le feu aux autres bateaux présents au port. Les conditions météo ne sont pas favorables au remorquage, chaleur suffocante, vent d’est qui oblige à emprunter la passe est, la moins praticable, et marée descente qui présente un risque d’échouage sur le banc de Saint Marc. Faute de gros remorqueur disponible à Brest en juillet, trois petits remorqueurs s’attèlent à la tâche et parviennent non sans mal à sortir le cargo en feu à environ 600 mètres de la passe est, au-delà de la fosse des fonds de cinq mètres.

Yves Bignon, qui de chez lui a vu la fumée de l’incendie arrive sur le quai où était amarré l’Océan liberty. En tant que directeur de l’agence brestoise de la compagnie de remorquage Les Abeilles, c’est un homme très compétent, malgré son jeune âge, en matière de remorquage, renflouage et opérations à risques qu’il a l’habitude de pratiquer. II propose immédiatement ses services et émet l’idée d’aller placer contre la coque du cargo une charge explosive, qui en provoquant une brèche dans la coque, ferai couler le cargo, l’eau de mer éteignant l’incendie. Mais les autorités responsables déclinent les services proposés par Yves Bignon, pour des raisons mercantiles semble-t-il, ne voulant pas associer la compagnie Les Abeilles à cette opération. Pendant ce temps le remorqueur de 600 ch Plougastel a réussi à déhaler l’Océan Liberty d’une centaine de mètres supplémentaires vers le sud, mais la marée est trop basse et le cargo se plante sur le banc Saint Marc d’où il ne bougera plus. Finalement, Yves Bignon est sollicité pour tenter une intervention, il accepte, malgré le danger couru et précise même qu’il va le faire bénévolement demandant simplement le remboursement des frais engagés, geste noble de sa part car il met sa vie en danger. Yves Bignon fait armer une vedette de sa compagnie, le matelot François Quéré qui vient d’obtenir son brevet de pilotage de cette vedette, se porte volontaire pour accompagner son patron, il pilotera l’embarcation, tandis qu’Yves Bignon tentera de placer des charges explosives contre la coque du cargo. L’Océan Liberty continue, lui, à brûler et le feu menace maintenant la partie arrière du navire, du personnel est alors transféré à bord pour tenter de limiter la propagation de l’incendie. Les autorités civiles ont fait appel aux militaires qui font appareiller l’escorteur Goumier, qui était en alerte, pour, au moyen de tirs d’artillerie provoquer des brèches dans la coque qui saborderaient l’Océan Liberty. Entre 15h25 et 16h30, le Goumier tire 19 coups à obus inertes avec son artillerie de 76 mm mais sans résultats probants, ne pouvant s’approcher de trop près et aussi gêné par l’épaisse fumée de l’incendie. C’est alors, vers 16h30 que Yves Bignon intervient, il va s’approcher assez près du cargo pour, laisser dériver une bouée couronne, sur laquelle il a placé une charge de 3 à 4 kilos de mélinite, qu’il fera sauter à distance. Malheureusement le vent est tombé et ne plaque pas la bouée couronne suffisamment contre la coque du cargo. Tandis que l’incendie fait rage, Yves Bignon, toujours accompagné de François Quéré, lance un grappin par-dessus le pavois du liberty ship et fixe une nouvelle charge explosive au bout du filin relié au grappin, à mi-hauteur de la coque entre les cales 4 et 5. Les deux courageux marins s’éloignent à nouveau et procèdent au second pétardage, il est alors 17h15. Malheureusement cette nouvelle tentative échoue et Yves Bignon décide de retourner auprès du cargo vérifier la mise de feu. C’est alors que tous deux dans leur vedette se trouvent à moins de cinquante mètres de l’Océan liberty que retentit une énorme explosion qui se fera entendre à des dizaines de kilomètres à la ronde. Le liberty ship est désintégré, l’onde de choc sera ressentie dans toute la rade de Brest et jusqu’à Landerneau, un énorme nuage de fumée montera dans le ciel brestois à une altitude de 4 kilomètres. En ville c’est la catastrophe, les dégâts sont considérables, on se croit revenu quelques années en arrière au temps des bombardements sur la ville. Des matières en fusion déclenchent de nombreux incendies, 4 000 à 5 000 immeubles et maisons sont détruits. La rue Jules Guesde et la cité Levot sont démolies. Le bureau de poste est ravagé. De nombreux autres quartiers sont touchés : toits soufflés, vitres brisées... Brest est une nouvelle fois défigurée.

Le bilan humain est lui aussi très lourd, 22 morts, 4 disparus et plus de 500 blessés, dont une dizaine dans un état grave.

Le corps de Yves Bignon sera retrouvé le lendemain près des débris de la vedette, celui de François Quéré, quelques jours plus tard.

Une fois le moment de deuil passé, comme souvent, hélas dans de telles circonstances de vilaines polémiques naîtront autour d’Yves Bignon qui sera accusé d’avoir en fait voulu couler le bateau pour ensuite le renflouer pour son propre compte. D’autres rumeurs viendront aussi salir sa mémoire en le faisant passer pour un « collabo » durant la guerre, alors qu’en fait il avait été un grand résistant. Yves Bignon était entré à l’école navale en 1937, il avait été affecté en 1939 sur le Richelieu avec lequel il était parti de Brest vers Dakar. Instructeur à l’école navale à Toulon, il assiste au sabordage de la flotte en 1942. Démobilisé il vient vivre quelques temps à Fécamp, qu’il doit bientôt fuir, étant recherché par la gestapo. Son beau-père, André Le Grand, directeur général des Abeilles l’envoie alors à Brest, avec le commandant Pichard, un des piliers de la compagnie, où malheureusement il va périr dans les circonstances que l’on connait. Malgré les apparences qui étaient contre eux, Bignon et Pichard travaillaient pour la résistance en fournissant au réseau Notre Dame du colonel Rémy nombre de renseignements et photos de sous-marins allemands présents à Brest.

Heureusement, dès 1948 il sera réhabilité, cité à l’ordre de la nation et fait chevalier de la légion d’honneur à titre posthume, c’était le moins que l’on puisse faire pour un homme courageux qui avait donné sa vie pratiquement de façon bénévole. La compagnie Les Abeilles ne l’oubliera pas non plus, deux bateaux de cette compagnie porteront le nom d’Yves Bignon un caboteur et un bateau de servitude releveur d’épaves. Yves Bignon venait tout juste de fêter ses trente ans lorsqu’il a trouvé la mort le 28 juillet 1947, il était marié et papa de deux petites filles.

François Quéré était lui aussi âgé de 30 ans il était marié et papa d’un garçon d’à peine deux ans au jour du drame. Un navire, releveur d’épaves de la compagnie Les Abeilles portera aussi le nom de François Quéré 

La ville de Brest rend aussi hommage à chacun de ces deux héros, la rue Yves Bignon au port de commerce dès 1958 et l’esplanade François Quéré, plus tardivement en 2012 près de la poste du port de commerce.

Sources :

Navires et marine marchande n°32 juillet 2007
L'Ocean Liberty explose en rade de Brest
par Jean-Yves Brouard

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